Site uses cookies to provide basic functionality.

OK
"Mais les signes de ce qui m'attendait reellement, je les ai tous negliges. Je travaille mon diplome sur le surrealisme a la bibliotheque de Rouen, je sors, je traverse le square Verdrel, il fait doux, les cygnes du bassin ont reparu, et d'un seul coup j'ai conscience que je suis en train de vivre peut-etre mes dernieres semaines de fille seule, libre d'aller ou je veux, de ne pas manger ce midi, de travailler dans ma chambre sans etre derangee. Je vais perdre definitivement la solitude. Peut-on s'isoler facilement dans un petit meuble, a deux. Et il voudra manger ses deux repas par jour. Toutes sortes d'images me traversent. Une vie pas drole finalement. Mais je refoule, j'ai honte, ce sont des idees de fille unique, egocentrique, soucieuse de sa petite personne, mal elevee au fond. Un jour, il a du travail, il est fatigue, si on mangeait dans la chambre au lieu d'aller au restau. Six heures du soir cours Victor-Hugo, des femmes se precipitent aux Docks, en face du Montaigne, prennent ci et ca sans hesitation, comme si elles avaient dans la tete toute la programmation du repas de ce soir, de demain peut-etre, pour quatre personnes ou plus aux gouts differents. Comment font-elles ? [...] Je n'y arriverai jamais. Je n'en veux pas de cette vie rythmee par les achats, la cuisine. Pourquoi n'est-il pas venu avec moi au supermarche. J'ai fini par acheter des quiches lorraines, du fromage, des poires. Il etait en train d'ecouter de la musique. Il a tout deballe avec un plaisir de gamin. Les poires etaient blettes au coeur, "tu t'es fait entuber". Je le hais. Je ne me marierai pas. Le lendemain, nous sommes retournes au restau universitaire, j'ai oublie. Toutes les craintes, les pressentiments, je les ai etouffes. Sublimes. D'accord, quand on vivra ensemble, je n'aurai plus autant de liberte, de loisirs, il y aura des courses, de la cuisine, du menage, un peu. Et alors, tu renacles petit cheval tu n'es pas courageuse, des tas de filles reussissent a tout "concilier", sourire aux levres, n'en font pas un drame comme toi. Au contraire, elles existent vraiment. Je me persuade qu'en me mariant je serai liberee de ce moi qui tourne en rond, se pose des questions, un moi inutile. Que j'atteindrai l'equilibre. L'homme, l'epaule solide, anti-metaphysique, dissipateur d'idees tourmentantes, qu'elle se marie donc ca la calmera, tes boutons meme disparaitront, je ris forcement, obscurement j'y crois. Mariage, "accomplissement", je marche. Quelquefois je songe qu'il est egoiste et qu'il ne s'interesse guere a ce que je fais, moi je lis ses livres de sociologie, jamais il n'ouvre les miens, Breton ou Aragon. Alors la sagesse des femmes vient a mon secours : "Tous les hommes sont egoistes." Mais aussi les principes moraux : "Accepter l'autre dans son alterite", tous les langages peuvent se rejoindre quand on veut."